Marie-Anne Miljours de Miljours Studio
Marie-Anne Miljours, maroquinière et fondatrice de Miljours Studio, nous reçoit dans son nouvel atelier-boutique de la rue Beaubien, à Montréal. Un entretien convivial sur le cuir tanné végétal, la confection zéro-déchet et l’industrie de la mode.

Journaliste : Élisabeth Labelle
Photographe : Ariane Poulin

Publié le 20 janvier 2020 dans le webzine Futur Proche

Photo : Ariane Poulin

Au lendemain de la première neige, je me suis rendue au nouvel atelier-boutique de Marie-Anne Miljours sur la rue Beaubien Est, à Montréal. C’est un après-midi de novembre, mais la température glaciale laisse présager que l’hiver s'installe pour de bon.
Bien emmitouflée dans mon manteau, je n’ai qu’à franchir les quelques mètres qui séparent la station de métro Beaubien de la façade vitrée de Miljours Studio. Il n’y a pas un nuage dans le ciel, mais le soleil est froid, distant.
À l’intérieur, la lumière d’hiver entre par les grandes vitrines. Sur une musique folk en trame sonore, le réconfort de mon manteau est remplacé par la chaleur enveloppante de la boutique. Marie-Anne quitte l’atelier de confection, situé à l’arrière, et m’accueille avec un sourire.
« Si j’avais pu faire mon atelier-boutique dans une maison, je l’aurais fait. »

Elle me parle de l’espace qu’elle a inauguré le mois dernier, à la fin octobre, conçu en collaboration avec Daniel Finkelstein du studio de design Finkel’ (anciennement The Make co.). Pour Marie-Anne, il était crucial que les clients s’y sentent à la maison, dès le moment où ils franchissent la porte.

Photo : Ariane Poulin

Bientôt, me confie-t-elle, une théière sera placée à l’entrée pour que les visiteurs puissent siroter un thé chaud en admirant les objets qui sont disposés avec soin sur le mobilier imaginé par Finkelstein. Il a choisi des matériaux nobles pour rappeler les matières de qualité qui composent les sacs minimalistes de Miljours Studio.
Ce minimalisme est le reflet du processus de création de Marie-Anne qui priorise l’utilité de l’objet. Elle m’explique se demander d’abord comment un objet peut être fonctionnel, et ensuite esthétique. Le design de ses accessoires est donc réduit au minimum, ce qui leur procure un look intemporel.
Cette philosophie se répercute aussi sur les outils utilisés dans son atelier : tout est assemblé avec une seule machine à coudre. Marie-Anne me répond assumer pleinement qu’elle ne peut pas tout confectionner puisque cette contrainte lui confère sa signature épurée.
« Quand j’ai commencé la maroquinerie, je n’avais rien. J’ai commencé à apprivoiser la matière avec mes mains. »

C’est en réalisant un contrat de création d’accessoires qu’elle a découvert la maroquinerie en 2013. Ses expériences passées dans l’industrie du vêtement, à Montréal et à New York, l’avait obligée à concevoir des items pour une silhouette précise, une pratique peu inclusive. L’accessoire, lui, se démarquait par son universalité.

Photo : Ariane Poulin

Un an plus tard, Marie-Anne lançait sa propre ligne de sacs et accessoires, alors appelée Matu. Cette première incursion dans l’univers de l’entrepreneuriat a été formatrice pour la designer.
« L’entrepreneuriat n’a rien de facile, encore moins quand on est jeune, qu’on a peu d’expérience et qu’on est seule. »

Aux termes de trois années avec Matu, elle a fait le point : comment pouvait-elle améliorer son environnement de travail et les rouages de son modèle d’affaires ? Cette réflexion a mené au redémarrage de son entreprise, sous le nom Miljours Studio, en 2018.
Au moment de prendre cette décision, Marie-Anne avait déjà en tête un atelier-boutique où elle pourrait éduquer les visiteurs au sujet de ses produits. Si elle trouvait la solitude de son ancien atelier plutôt difficile, elle a maintenant accès aux commentaires et réactions des clients directement grâce à son nouvel espace de la rue Beaubien.
« La vie c’est du partage, des échanges. Je voulais avoir un contact humain et la possibilité d’engager un dialogue sur l’achat éthique. »

Je n’ai qu’à regarder autour de moi pour constater que la boutique redéfinit le modèle traditionnel de consommation. Il y a peu d’inventaire placé sur le mobilier et quelques sacs seulement sont accrochés au mur. Sur une étagère aux angles arrondis, j’y retrouve des accessoires Miljours, mais aussi un bouquet de sauge, un magazine local imprimé sur du papier recyclé et des produits pour le corps faits à base d’ingrédients naturels.

Photo : Ariane Poulin

L’importance accordée à la qualité plutôt qu’à la quantité imprègne la boutique, mais aussi l’atelier de confection. Marie-Anne adhère au slow made, un mouvement qui encourage les artisans à prendre le temps nécessaire à la création : son nouveau modèle de sac-à-dos, elle le sortira quand il sera parfait, me dit-elle.
Elle ne se presse pas non plus pour sortir des collections à toutes les saisons, comme le calendrier effréné des géants du vêtement l’impose.
« Je fais des produits pour changer l’industrie de la mode. »

Ce combat qu’elle mène contre les carcans de son milieu, il lui tient à cœur depuis un moment déjà. Lors de ses études à l’École Supérieure de mode de Montréal (UQAM), elle a saisi la vraie nature de cette industrie polluante qui exploite trop souvent sa main-d’œuvre.
La responsabilité de concevoir des produits éthiques revient d’abord aux designers, affirme-t-elle, et non aux consommateurs sur qui l’on place trop souvent le blâme.
Ce sens de la responsabilité a teinté son choix d’utiliser des matières naturelles telles que le coton et le chanvre pour ses doublures et du cuir tanné végétal plutôt que du cuir synthétique pour ses sacs et accessoires, et ce dès le lancement de Matu.

Photo : Ariane Poulin

Marie-Anne déplore que le cuir dit « végane » n’est rien d’autre que la cuirette des années 90 sous un nouveau pseudonyme. Ce faux cuir est fait de plastique, plus connu sous le nom de polychlorure de vinyle (PVC) ou polyuréthane (PU), qui se détériore rapidement et ne se recycle pas.

Son coût peu dispendieux et son vaste éventail de couleurs le rendent très attrayant pour les magnats de la fast fashion qui s’approprient le terme « végane » à des fins marketing.

Bien que sa production n’utilise pas de matières animales, le faux cuir pollue leurs écosystèmes à long terme, comme la plupart des fibres conçues à base de pétrole. S’il n’existe pas encore de substitut parfait, Miljours Studio recommande aux véganes de se tourner plutôt vers le cuir synthétique fait à partir de plastique recyclé, c’est-à-dire qui récupère les résidus de l’industrie du plastique.

Le cuir tanné végétal, lui, est un cuir animal dont le processus de traitement de la peau est fait à partir de végétaux, et non de produits chimiques. Cette technique traditionnelle datant du Moyen-Âge se fait rare de nos jours puisqu’elle nécessite la transmission d’un savoir-faire que seules quelques tanneries possèdent encore.
Miljours Studio spécifie que le cuir est un sous-produit du secteur alimentaire, ce qui évite que cette matière ne soient jetées par les éleveurs. Comme les peaux peuvent être salées pour la conservation et utilisées ultérieurement, nous pourrions cesser de consommer de la viande et continuer le tannage du cuir pour des centaines d’années.

D’autre part, la poudre végétale utilisée pour le tannage n’est pas toxique pour les artisans, ni pour les cours d’eau dans lesquels ils sont rejetés. Ces tanins végétaux permettent aussi au cuir de développer une patine unique au cours de sa longue vie — plus de 40 ans — et d’être recyclé ou composté à la fin de celle-ci.

Photo : Ariane Poulin

Ce souci de Miljours Studio pour le zéro-déchet s’inscrit dans la vision de la mairesse de Montréal, Valérie Plante. Le mois dernier, elle révélait son Plan directeur de gestion des matières résiduelles 2020-2025 et, par le fait même, son objectif ambitieux de rendre la métropole zéro-déchet dès 2030. Pour y arriver, l’administration Plante compte faciliter le don et la valorisation des textiles, notamment en interdisant l’élimination des invendus par les détaillants.
Marie-Anne se désole que la Ville de Montréal ait à mettre en place de telles mesures disciplinaires quand, à son avis, la réduction des déchets n’est pas si difficile. Elle me cite en exemple ses retailles de cuir tanné végétal qu’elle transforme en boucles d’oreilles et en barrettes pour les cheveux.
« En tant que créateur, rien ne t’est imposé. Tu dois choisir l’impact que tu veux avoir sur ton environnement et sur ce qui t’entoure. »

Marie-Anne me raconte avoir mis cinq ans et beaucoup de recherche avant de trouver son fournisseur de cuir tanné végétal en Toscane. Pourquoi ne pas s’approvisionner au Québec ? Ici, il y a des grossistes, mais pas de tanneurs, me répond-t-elle. Dans cette région de l’Italie, les tanneries qui utilisent cette technique ancestrale sont situées au même endroit : de l’eau aux produits utilisés, tout y est contrôlé.
La designer connaît donc le visage de l’artisan qui lui fournit sa matière première; en fait, elle connaît même ses enfants ! Marie-Anne me raconte avec le sourire aux lèvres comment, durant leur plus récente conversation sur Skype, ils lui ont demandé de filmer la première neige. L’atelier de l’entreprise familiale, démarrée par les grands-parents, est adjacent à leur maison.
En 2020, elle compte mettre de l’avant la traçabilité de son cuir tanné végétal, entre autre grâce à une nouvelle étiquette informative jointe à chaque création. Lorsque je lui demande ce qu’elle pense des autres maroquiniers qui choisissent d’utiliser la même matière première, elle me répond avec enthousiasme : « Go for it ! Embarque avec moi dans l’aventure ! »

Photo : Ariane Poulin

Marie-Anne souhaite que les créateurs de mode montréalais s’isolent moins et se supportent davantage. Elle fait le parallèle avec le milieu des cafés indépendants de la métropole qui s’entraident énormément.

Elle en sait quelque chose puisque son partenaire de vie, Maxime Richard, est le fondateur des cafés Pista. Le premier local de ce dernier est d’ailleurs situé à un coin de rue du nouvel atelier-boutique de Miljours Studio.
Cette entraide, Marie-Anne tente de la cultiver grâce à un espace pop-up qui occupe l’autre moitié de la boutique et au milieu duquel nous nous sommes installées pour la durée de l’entrevue. À toutes les fins de semaine depuis l’ouverture, elle a invité chez elle des créateurs locaux et leurs produits éthiques au grand plaisir de sa clientèle.

Décidément, Marie-Anne a fait de son nouvel atelier-boutique une deuxième demeure où il fait bon être convié. Le vent froid se heurte à nouveau à mes joues, rougies par le chauffage et la conversation, et je n’ai qu’en tête ma prochaine visite chez Miljours Studio.

S U I V A N T